Au pied du gratte-ciel [PV Derek Miles]

Avec un soupir de lassitude, Fitzjames se remit à fixer l'horloge de son bureau, situé au 11ème étage de la tour qui constituait le siège de la Fitzjames Corporation. A dire vrai, il n'y mettait que rarement les pieds, car sa société n'avait guère besoin de lui pour tourner. Le simple fait qu'il soit venu constituait un événement, et les employés qu'il avait croisé l'avaient fixé avec des yeux ronds. Pour le moment Seth ne se souciait guère de l'opinion qu'avaient de lui ses employés (ou plutôt il la connaissait déjà, grâce à ses pouvoirs), car ce qui l'avait amené à la Fitzjames Corp ce jour-là était plus important que tous les milliards de dollars du monde.
Dans 13 minutes et 46 secondes, un événement d'une importance capitale pour le milliardaire allait se produire au pied de la tour. Quoi exactement ? Seth l'ignorait, et cela le rendait malade.

"C'est bien la première fois que mes prédictions se manifestent ainsi, songea-t-il en attrapant sa veste et en marchant droit à l'ascenseur. Ce n'est plus simplement instinctif, comme cela l'était auparavant ; c'est aussi visuel. Quoique, visuel est peut-être un grand mot puisque je ne fais qu'entrevoir une silhouette qui s'avance vers moi, et je sais que cette personne a quelque chose que je convoite...Et inversement. C'est assez mince. Bon Dieu, je déteste être dans le flou !"

L'ascenseur parvint au rez-de-chaussée, et Seth se rua à l'extérieur en bousculant plusieurs personnes. Plus qu'une dizaine de minutes à se torturer les méninges...Il fut surpris de constater que la rue était pratiquement déserte. Etrange, pensa-t-il. Mais voilà qui me facilitera la tâche.
Il prit place sur un banc, indifférent au regard réprobateur des rares passants. Qui eût cru que cet homme qui achetait ses vêtements chez un fripier était le propriétaire du plus haut gratte-ciel de la rue ? Seth eut un sourire, et pour parfaire son rôle, sortit de sa poche une flasque de whisky. Tout l'enjeu serait de savoir reconnaître la personne de sa vision ; pour cela il ne pourrait compter que sur ses pouvoirs.

"Et si cette personne ne me voulait pas que du bien ? songea-t-il tout à coup."

Cette pensée ne lui avait pas même effleuré l'esprit jusqu'alors. Mais il la balaya d'un revers de main, préférant considérer un seul problème à la fois.

Et à l'heure que ses pouvoirs avaient indiqué, un jeune homme brun et vêtu d'un trench-coat déboucha devant Seth et marcha droit à lui. Il prit place sur le banc, juste à côté de lui. Mais le jeune homme ne semblait guère lui prêter attention ; il avait sorti de sa poche un téléphone cellulaire et pianotait dessus avec une vivacité étonnante. Un peu inquiet de la tournure que prenait ce rendez-vous avec le destin, Seth rangea sa flasque et se mit à scruter le jeune homme à la dérobée. Plusieurs questions se bousculaient dans sa tête, mais il n'osait les poser. Les pouvoirs de Fitzjames avaient en effet un effet pervers, à savoir qu'il se sentait démuni et indécis quand ses prémonitions ne lui indiquaient pas la conduite à suivre.

"Une journée plutôt fraîche, n'est-ce pas ?" lui lança soudain le jeune homme au trench-coat, sans lever les yeux de son portable..

Une fois de plus, les pouvoirs de Fitzjames restèrent muets quant à ce qu'il était censé répondre, et il se contenta d'émettre un son sybillin en se tortillant sur le banc, comme le font d'ordinaire tous les messieurs-guère-frais-sur-un-banc qu'on trouve à New York. Après tout, le jeune homme essayait sans doute seulement d'être poli ; et dans quelques minutes, il allait l'engager à se rendre à la soupe populaire...
"Derek Miles, songea brusquement Seth. Son nom est Derek Miles. C'est un début."
Au même instant, le susnommé Derek releva brusquement la tête et croisa le regard de Seth.

"Je vous connais ?"fit-il en fronçant les sourcils.

"Ca y est, le destin est en marche, songea Seth."
"Il y a de grandes chances. Si je vous dois de l'argent, vous vous trompez, ajouta-t-il avec un rire un peu forcé. Mais si vous croyez que je suis Seth Fitzjames, une des plus grosses fortunes du monde et possesseur de ce building, en effet c'est moi...Aussi invraisemblable que cela paraisse."

Il se mit à scruter le jeune homme d'un oeil avide, guettant sa réaction. Allait-il lui demander un autographe, ou bien sortir un revolver et l'abattre en hurlant "Crève mutant" ?