Have a break [feat Tania Basco]

*Scrunch ! Scrunch ! Scrunch !*

Ivy leva les yeux, excédée par le bruit plus qu'énervant de sa voisine d'en face en train de mâcher sa barre énergétique. Ce qui d'ordinaire aurait pu être d'une discrétion totale prenait des airs de concerts de Heavy Métal dans le silence presque religieux de la bibliothèque du département de Lettres. La jeune femme avait pris soin de s'installer dans un coin peu fréquenté, reculé dans les sections mortellement ennuyeuses des œuvres – fictives ou non – à visée politique. Mais il semblait que lesdites œuvres faisaient précisément l'objet d'un cours ou tout du moins d'un devoir au vu du nombre important d'étudiants qui étaient venus s'installer aux tables alentours durant les deux dernières heures. Mais la plus insupportable d'entre eux avait rejoint la brunette à sa table. Depuis son arrivée elle avait réussi à déconcentrer Ivy, qui se targuait pourtant d'avoir une capacité de concentration supérieure à la moyenne, pas moins de cinq fois. Cinq, c'était aussi le nombre de fois où elle aurait voulu torturer sa voisine qui tour à tour s'amusait avec son stylo, tapait des doigts en rythme, claquait la langue ou battait du pied. Et qui à présent mâchait une barre de céréales avec un manque d'élégance que l'on attribuait habituellement aux animaux.

L'anglaise soupira. Elle n'avait aucune chance de terminer son devoir avec cette fille. Avec résignation elle rangea ses affaires dans son sac et se dirigea vers la sortie tout en se demandant ce qu'elle pourrait bien faire du reste de sa journée. Kay ne rentrait pas ce soir-là, elle avait été invitée chez une amie pour une soirée entre filles et Ruby sortait avec Dieu savait qui encore. Quant à Lawrence et Ashley, ils étaient allés voir un match quelconque au Yankee Stadium. Le jeune homme avait été fier d'annoncer qu'il avait finalement décroché un rendez-vous avec la blondinette, qui elle semblait ignorer que c'en était un. Une soirée en tête à tête avec la fille de ses rêves avait-il dit – plus cinquante milles personnes autour avait sournoisement ajouté Ruby. Quant à Daniel... Il était avec une fille dont elle ne se souvenait pas le nom. Elle avait arrêté d'essayer de se rappeler.

''Hey Ivy comment ça va ?''
''Salut Ruben.''
''Alors tu as terminé l'analyse pour monsieur Lopez ?''
''Pas encore. Impossible de me concentrer dessus.''
''La concentration c'est très important tu sais. Mais peut-être que tu en fais trop. Les cours, t'occuper de ta sœur, ton boulot... Dans le fond, tu devrais démissionner. C'est vrai, je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose, et puis la qualité de l'enseignement de monsieur Carlyle en dépend.''
''Laisse tomber, c'est mon poste Ruben. Va jouer ailleurs''
''Ouais, on sait tous pourquoi tu l'as obtenu ton poste !''

La britannique était tellement abasourdie qu'elle regarda bouche-bée l'imbécile s'éloigner. C'était pitoyable que des universitaires, supposément parmi l'élite du pays, puissent encore colporter des ragots indignes d'un couloir de lycée. Mais c'était le cas, et si elle ne protestait que faiblement lorsque ses amis étaient ceux qui se moquaient d'elle, Ivy ne laissait cependant pas passer ce genre de remarques de la part de personnes comme Ruben. Cet idiot avait été tellement vexé lorsque le poste d'assistant avait été proposé à la jeune femme qu'elle ne serait pas surprise qu'il soit à l'origine de ces bruits de couloirs. Et elle avait la ferme intention de se venger en convoquant le conseil de guerre le soir même.

Mais Ivy se souvint qu'elle était toute seule pour la soirée. Bien sûr, si elle appelait Ruby elle savait que l'américaine s'empresserait de quitter son chevalier servant pour la rejoindre. Les sœurs d'abord ! Mais elle ne voulait pas gâcher la soirée de son amie. L'étudiante se demanda un instant si le professeur Carlyle était encore dans son bureau. Elle hésita à aller voir, mais finalement décida de ne rien en faire : la dernière chose dont elle avait besoin c'était de rentrer avec encore plus de boulot tout en alimentant les ragots. Alors elle prit lentement le chemin de chez elle. L'européenne marchait depuis un moment lorsqu'elle s'aperçut qu'elle avait continué trop loin, trop occupée qu'elle était à s'inventer des plans pour la soirée. Un vent léger vint décoiffer son chignon désordonné et quelques mèches lui fouettaient le visage. Cependant qu'elle les écartait de son visage, elle vit un café non loin de là où elle était.

Ce fut à ce moment-là qu'elle réalisa à quel point elle avait besoin d'un café. Cumuler les cours et le travail n'était pas bien compliqué, mais la charge de travail en plus ne lui donnait pas le loisir de dormir autant qu'elle aurait voulu – ni autant qu'elle en avait besoin si elle était honnête avec elle-même. La journée était loin d'être terminée, il lui fallait par conséquent reprendre des forces et quoi de mieux qu'un café et une pause pour cela ?

Lorsqu'elle poussa les portes du café, un brouhaha réconfortant résonna dans les oreilles d'Ivy. L'ambiance générale était agréable, malgré ceux qu'elle supposa être les piliers de bar qui criaient littéralement pour communiquer. La jeune femme prit place au comptoir, puisque les tables semblaient être toutes occupées. Non loin de là, une jeune femme à peine plus âgée que l'anglaise ne l'était elle-même servait les commandes avec adresse. Quand elle aperçut l'étudiante et lui demanda ce qu'elle prendrait, la jeune Holden commanda un café fort. Avec un peu de chance elle retrouverait vite l'envie de travailler, mais pour le moment ses yeux étaient lourds de fatigue et se fermaient seuls pendant qu'elle attendait sa dose de caféine.

Cela faisait quelques jours que Tania se trouvait à nouveau seule. Ses parents étaient restés une semaine, puis ce fut au tour de sa sœur de venir lui rendre visite pour les fêtes, consciente que sa frangine n’était pas au meilleur de sa forme. Olivia avait réussi à lui remonter le moral, mais son travail l’avait obligée à repartir pour la Californie. Tania se retrouvait seule, avec comme seul passe-temps son travail. Cela dit, une rencontre inattendue avait changé le cours des choses, ainsi que la vision que la blondinette avait d’elle-même et de ses capacités. La mystérieuse Elleanore lui avait apporté un nouvel espoir, une confiance en elle qu’elle ne se serait jamais crue capable d’éprouver, surtout depuis son agression lors de la soirée de son ami Kurt. Elle n’avait d’ailleurs jamais revu ce dernier, les deux amis d’enfance s’étant quittés sur un étrange froid. Un fossé inexplicable les séparait désormais.

Cette série d’événement avaient conduit Tania à se mettre en tête l’idée qu’elle devait s’entrainer. Chaque jour, au boulot, elle s’amusait à écouter les conversations téléphoniques des clients, à interférer dans leurs communications sans que ceux-ci ne fussent capables de comprendre ce qui leur arrivait. C’était assez drôle, et elle s’améliorait tous les jours un peu plus. Cependant, elle n’avait plus jamais réussi à produire de la chaleur comme elle l’avait fait au centre commercial. Il était temps qu’elle rencontre ce fameux médecin dont lui avait parlé Elleanore. Il était le seul à pouvoir l’aider à développer davantage ses capacités. Mais en parfaite blonde qu’elle était, Tania avait laissé son numéro à Elle sans demander le sien en retour. Elle n’avait donc d’autre choix que d’attendre le fameux coup de fil, et elle commençait d’ailleurs sérieusement à désespérer.
Elle avait cherché durant des mois un spécialiste capable de comprendre son pouvoir, sans succès. Et alors qu’elle touchait enfin au but, sa stupidité lui a fait louper sa seule chance de trouver sa véritable voie. C’était évident, elle n’allait pas rester éternellement serveuse, pas avec les dons qu’elle possédait. Mais à quoi ceux-ci pouvaient-ils contribuer ? Que pouvait-elle changer dans ce monde avec la ridicule aptitude à contrôler les ondes radio et téléphoniques ?

Ce soir-là, le café était abondamment peuplé. L’ambiance bon enfant était au rendez-vous, les gens étant contaminés par la bonne humeur du personnel. Son carnet calé sous son tablier et le crayon posé derrière l’oreille, Tania se faufilait entre les tables, jonglant avec les plateaux, enchainant commande après commande. Son patron veillait sur elle et les autres serveuses d’un œil paternel, tout en discutant avec un client habitué. Sa bedaine généreuse rebondissait à chaque fois que le gérant éclatait de son rire pincé. Cela faisait toujours sourire Tania. Une jeune femme, ne trouvant plus aucune place de libre aux tables, vint s’asseoir au bar. Elle avait l’air épuisée, et Mademoiselle Basco savait déjà ce que la brunette allait commander avant même que celle-ci n’ouvre la bouche en réponse à son habituel :

- Bonsoir Miss, qu’est-ce que je te sers ?

Avec le bruit assourdissant, elle avait appris à lire la réponse de ses clients sur leurs lèvres. Pari gagné ! La jeune femme commanda un café fort, le café des hardworkers, celui qui tente d’effacer les cernes et de rassembler la concentration sur un travail pénible qui traine à se terminer. Volontairement, elle attendit un peu avant de servir la pauvre comateuse qui peinait à rester éveillée. Elle débarrassa quelques tables et retourna derrière le bar. Près des éviers, elle balança un coup de coude à Mandy, l’une de ses collègues.

- Hey, matte la petite brune au bar. Cinq dollars qu’elle sursaute dans les trente secondes qui viennent.

- Pari tenu, Tabasco !

Les deux complices guettèrent le moment fatidique du coin de l’œil, fort amusées par leur pari. Elles avaient pris l’habitude de parier sur les réactions des clients dans diverses situations histoire de pimenter leurs journées de travail. Bien entendu, Tania jouait de plus en plus de ses dons cachés pour remporter de l’argent facilement. Là encore, elle se concentra et tenta de capter le plus précisément les ondes entrant et sortant du téléphone portable de la cliente. Une fois l’opération réussie, la blonde se mit à faire sonner le portable, ce qui provoqua effectivement un splendide sursaut chez la pauvre jeune femme. Les deux serveuses éclatèrent de rire en regardant la pauvre demoiselle contempler son téléphone, intriguée. Heureusement, le brouhaha couvrait largement leurs moqueries innocentes. Tania lança un sourire taquin à Mandy et tendit la main afin d’y accueillir le beau billet de cinq dollars qu’elle avait parié.

- C’est pas juste, tu bouffes toujours tous mes pourboires ! Si t’étais casée, je serais persuadée que t'es cocue !

- Pas de bol pour toi ma belle, je suis on ne peut plus célibataire. J’aurais dû parier plus !

Mandy lui tira la langue et retourna prendre les commandes en riant.
De son côté, Tania servit le café à la pauvre victime du pari, accompagnant le geste d’un clin d’œil amical.

- Alors miss, dure journée ?

Le bruit ambiant semblait étonnamment calmer Ivy. Elle qui était un vrai rat de bibliothèque était fondamentalement une fervente admiratrice du silence qui régnait habituellement entre les rayons de livres. Mais la rumeur persistante des conversations en tout genre la berçait davantage qu'elle ne l'incommodait et bien vite la jeune femme somnola. Elle s'accorda quelques secondes de répit et ferma les yeux en posa la tête sur sa main, attendant patiemment son café. Un instant elle se sentit dériver, prête à s'endormir lorsque soudain sa poche se mit à vibrer. Son premier réflexe fut de se redresser et de calmer son cœur qui battait la chamade. Son sursaut ne semblait pas avoir été grandement remarqué malgré le regard moqueur de son voisin de comptoir, mais elle ne put cependant pas s'empêcher de rougir d'embarras. Voilà qu'elle s'endormait dans les bars maintenant !

Puis elle se souvint de la raison de son sursaut. Sortant son portable de sa poche, Ivy s'imagina toute sorte de scénario. Kay l'appelait-elle pour lui dire que finalement elle rentrait à la maison après avoir provoqué une énième dispute avec son amie ? Ruby avait-elle finalement décidé que son cavalier ne valait pas le coup qu'elle sorte ce soir-là ? Daniel avait-il enfin été planté par l'une de ses greluches ? La brunette se rendait compte qu'elle aurait pu passer pour une petite amie jalouse en disant cela, mais elle appréciait sincèrement le jeune homme qui lui rappelait Spence avant qu'il n'abandonne ses sœurs. Elle voyait en lui le frère qu'elle avait perdu. Celui qui aurait sans doute su quoi faire pour que Kay arrête de repousser sans arrêt les quelques amies qu'elle s'était faite sous prétexte qu'elle avait peur qu'elles ne la rejettent avant. Quand elle eut enfin sorti le téléphone, elle le contempla avec un air vide.

Aucun appel, aucun message. Le téléphone avait simplement... sonné. Elle fronça les sourcils et revérifia, intriguée. Un portable qui sonnait sans raison ? Elle n'avait jamais vu cela ! Mais avant qu'elle n'ait pu faire quoi que ce soit de plus, elle vit arriver la serveuse du coin de l’œil avec sa commande. Adressant un regard plein de reconnaissance à la blondinette, Ivy bu avidement le liquide délicieusement chaud et caféiné. Elle retint de peu un gémissement, mais ne pu s'empêcher d'avoir un long soupir de bien-être. L'anglaise ignorait si la boisson faisait déjà effet ou si son esprit lui jouait des tours, mais elle se sentait déjà plus éveillée. La serveuse lui adressa quelques mots, sans doute habituée à croiser des clients dans le même état de fatigue qu'elle. Avec un sourire déjà moins las qu'auparavant, l'étudiante répondit:

''Et elle n'est pas encore terminée... Mais au moins maintenant j'ai une chance de pouvoir tenir jusqu'à ce soir ! Peut-être même que j'arriverai à avancer dans mes travaux sans trop me priver de sommeil cette nuit : j'en ai un peu marre de me promener avec la tête d'une figurante du film Zombieland...''

Ivy rangea son portable après lui avoir jeté un dernier coup d’œil intrigué. Puis elle observa les alentour en prenant une nouvelle gorgée de potion magique. L'endroit était vraiment chaleureux et plein de vie. De la musique filtrait de chaque coin de la pièce et non loin les piliers de bar faisait leur show devant une autre serveuse qui semblait à peine intéressée. La britannique se demandait pourquoi elle n'avait jamais vu le bar avant. C'était pourtant à quelques minutes de chez elle et agréable.

''Vous devez connaître de rudes journées vous aussi si cet endroit est aussi rempli toute la journée, non ? Vous devez savoir ce que c'est que de vouloir vous coucher et ne plus vous lever que pour aller chercher un pot de Fairly Nuts de Ben & Jerry's...''

Derrière elle, elle entendit deux clients discuter. Un mot résonna plus fort que les autres. Mutants. L'homme qui parlait semblait avoir des idées très arrêtées sur ce que le gouvernement devrait faire subir aux spéciaux et son interlocutrice avait l'air d'accord avec lui. En d'autres circonstances, l'homme et sa compagne auraient été appelés des nazis. Maintenant ils n'étaient que des bons samaritains. Secouant la tête, sa fatigue revenant au galop, la jeune Holden reprit une gorgée de café tout en marmonnant dans sa tasse:

''Imbéciles...''

La serveuse était toujours là, mais l'anglaise ne pouvait dire si elle l'avait entendue ou non. Si c'était le cas, la blondinette n'en laissait rien paraître. L'étudiante lui adressa un sourire neutre. Elle ne tenait pas à entrer dans un débat aussi dangereux avec une parfaite inconnue. Surtout si cette dernière lui servait ses boissons!

[Vraiment désolé pour le retard !]

Tania regarda avec amusement la brunette se ruer sur sa tasse de café comme si elle risquait de s’écrouler de fatigue d’une seconde à l’autre si elle n’avait pas sa dose de remontant. Encore une chance que la boisson n’avait pas été servie trop chaude, sinon bonjour les dégâts ! Regagnant un peu de sa vitalité, la demoiselle sortit de sa somnolence pour enfin répondre à la serveuse.

''Et elle n'est pas encore terminée... Mais au moins maintenant j'ai une chance de pouvoir tenir jusqu'à ce soir ! Peut-être même que j'arriverai à avancer dans mes travaux sans trop me priver de sommeil cette nuit : j'en ai un peu marre de me promener avec la tête d'une figurante du film Zombieland...''

- Oh, je connais bien ça, répondit Tania en débarrassant des verres avant de commencer à les laver dans l’évier du bar.

Adolescente, la cadette Basco avait connu des nuits très agitées, parasitées par son don à l’époque incontrôlable. Elle était obligée de mettre de la musique en permanence pour ne pas entendre les innombrables conversations qui lui traversaient l’esprit. Cela avait fini par se calmer au cours des années, notamment grâce au séjour de Tania en hôpital psychiatrique, mais elle avait gardé ce goût du tintamarre qui faisait de ce bar son lieu préféré sur terre. Toujours intriguée par son mystérieux appel, la brunette jeta un dernier coup d’œil à son portable avant de le ranger dans sa poche. Elle reprit une gorgée de café, remplissant un peu plus sa jauge de vitalité.

''Vous devez connaître de rudes journées vous aussi si cet endroit est aussi rempli toute la journée, non ? Vous devez savoir ce que c'est que de vouloir vous coucher et ne plus vous lever que pour aller chercher un pot de Fairly Nuts de Ben & Jerry's...''

Tania lâcha un petit rire tout en essuyant les verres.

- On s’y fait plus vite que tu ne pourrais l’imaginer ! J’aime cet endroit, je m’y sens chez moi. Puis notre patron est un homme exceptionnel, il est toujours là pour nous motiver et nous mettre de bonne humeur. J’en serais presque morose de rentrer chez moi en fin de soirée !

La blonde remarqua alors la mine inquiète de sa cliente. Suivant son regard, elle porta son attention sur un couple de trentenaire en pleine discussion à propos des mutants, et ils ne prenaient pas des pincettes. Leurs propos tranchés et méprisants semblaient exaspérer la demoiselle, qui lâcha discrètement un :

''Imbéciles...''

Tania eut un léger sourire en coin. Chaque jour, elle observait les clients qui allaient et venaient, saisissant des bribes de discussion, écoutant malgré elles les ragots et opinions du sens commun. Elle connaissait les gens, leurs manière d’être, de se comporter en telle ou telle circonstance, la façon dont ils riaient, mentaient ou pleuraient. Derrière chaque serveuse se cache une fine connaisseuse de la complexité humaine.

- Ne t’en fais pas, dit-elle à Ivy avec un clin d’œil. Bien souvent, ces gens parlent comme ça parce qu’ils ont peur de l’opinion des autres. Du coup, c’est plus facile de se ranger du côté de l’opinion publique. Ils n’osent pas faire valoir leur propre opinion, et si ça se trouve, l’un des deux amants que tu vois là-bas en est peut-être même un. Les gens tentent juste d’exclure l’inconnu, car ils en ont peur.

Mandy passa à côté de Tania et lui déposa quelques commandes écrites sur des pages déchirées de son bloc-notes.

- Magne-toi feignasse, y a du boulot ce soir !

La blonde lut rapidement les bouts de papier et se mit à préparer les cocktails, cafés et autres bières demandées, le tout avec une dextérité d’experte. Elle lança un regard furtif à la brunette assise au bar.

- Et toi, comment ça se fait que ça ne t’effraye pas ?

Bien sûr qu'elle connaissait. La serveuse avait l'air de travailler là depuis une éternité tant elle allait vite et avec efficacité. Alors bien entendu, elle devait savoir ce qu'étaient les journées trop longues. Ivy sourit à son interlocutrice alors que celle-ci débarrassait plusieurs verres avant d'aller les nettoyer un peu plus loin. La brunette n'aurait jamais pu être serveuse. Trop maladroite. Elle était incapable de travailler à cette vitesse, en tout cas pas avec des objets aussi fragiles que des verres ou des bouteilles. Les livres, c'était davantage son truc : quand elle renversait une rangée entière – ce qui arrivait relativement souvent – elle faisait bien moins de dégâts qu'elle n'en ferait derrière un comptoir. Certes, elle s'attirait les foudres des personnes présentes mais au moins tout ce qu'elle risquait dans le pire des cas, c'était d'assommer un pauvre malheureux passant par là.

Le rire de la serveuse la surpris. Elle aimait cet endroit ? Comme Ivy la comprenait ! C'étaient des lieux comme celui-ci qui avaient fait rêver l'anglaise avant qu'elle ne vienne à New York. Bien sûr, en Angleterre les pubs étaient très accueillant, mais c'était différent. Elle n'aurait su l'expliquer, sans doute était-ce le fameux rêve américain.

''Oui je comprends. Le mien est pareil, même s'il préfère le cacher derrière ses sarcasmes.''

Mais il fallait bien rentrer un jour. Ivy adorait sa sœur, vraiment, mais quelques fois elle aurait donné cher pour rester en compagnie de son professeur ne serait-ce que pour se noyer dans le travail. Lorsqu'elle rentrait, la jeune anglaise ne pouvait que se souvenir de la raison pour laquelle il lui faudrait vérifier que Kay avait bien fait ses devoirs, cuisiner pour deux ou encore vérifier que la répartition des corvées entre elles avait été respectée. Don Carlyle n'avait peut-être aucune idée de ce que cela représentait pour elle, mais ces quelques heures passées ensemble aidaient l'anglaise à oublier qu'elle était orpheline. Ou peut-être le savait-il ? Après tout il se montrait bien plus amical envers elle que ce qu'elle aurait imaginé. Tout le monde l'était d'ailleurs.

Mais si leur situation d'orphelines attendrissait bien des cœurs, les sœurs Holden savaient pertinemment que leur état de mutantes en effraierait bien plus d'un. Parmi leurs amis proches, ils étaient nombreux à dire vouloir aider les spéciaux qui n'ont jamais rien fait de mal à s'intégrer, beaucoup étaient de fervents partisans des droits des mutants. Mais combien seraient-ils à rester s'ils apprenaient ce que les deux jeunes anglaises cherchaient tellement à protéger ? Il y avait beaucoup d'hypocrites dans ce monde, et ils ne valaient guère mieux que ceux qui prônaient l'extermination, peut-être même moins. Alors elles se cachaient, mais cela mettait leurs nerfs à rude épreuve, et Ivy n'avait pu s'empêcher de qualifier d'imbéciles le couple derrière elle ce que ne manqua pas de noter sa ravissante serveuse. Mais elle était plus calme, et donc plus à même d'évaluer objectivement la situation et fit ce que d'ordinaire la brunette faisait : elle la rassura. A la fin de sa tirade, l'étudiante se sentit presque ridicule de s'être laissée aller ainsi, et lâcha d'un ton léger :

''Vous avez l'air de savoir de quoi vous parlez. Vous êtes télépathe ?''

Mais à peine ses mots eurent-ils quitté ses lèvres qu'elle aurait voulu les rattraper. Ce n'était pas très malin de dire une chose pareille, surtout si l'on prenait en compte l'expression de son interlocutrice. Ivy reprit la parole avec lassitude ; elle était décidément bien fatiguée.

''Désolée... Par les temps qui courent, certaines plaisanteries ne sont pas bonnes à dire.''

Une jeune femme vint déposer ce que la brunette devina être des commandes tout en rappelant sa collègue de se remettre au boulot. La serveuse jonglait littéralement avec les bouteilles, les cafetières et les tasses. La britannique observa quelques instants le ballet des verres, fascinée. Nouvelle gorgée de café, et elle se sentait à peine plus réveillée. Elle repensa brièvement à son devoir en lâchant un léger gémissement de désespoir : elle n'était plus vraiment sûre de vouloir travailler dessus en rentrant.

Mais ses pensées stoppèrent net lorsqu'elle entendit la question posée par la blondinette. Combien de fois lui avait-on demandé cela ? Tellement souvent qu'Ivy une réponse toute prête à être récitée. Elle pensait chaque mots bien sûr, même si elle déformait légèrement la vérité. La jeune Holden répondit avec franchise:

''Bien sûr que cela m'effraie. Seulement il semblerait que je fasse partie des rares personnes qui voient une différence entre les mutants qui nous voient comme des êtres inférieurs et les mutants qui n'ont rien demandé à personne. J'ai eu la chance d'observer les choses de loin pendant l'attentat de New York et le soulèvement des Sons, c'est sans doute ce qui m'aide à faire la part des choses.''

D'une traite l'étudiante vida le peu de liquide qui restait dans sa tasse. Elle en recommanda un autre, le même. Certes elle ne dormirait pas cette nuit-là, mais au moins Ivy pourrait avancer dans ses travaux et peut-être même en terminer quelques uns. De plus, passer plus de temps dans ce café ne la dérangeait pas, bien au contraire. Elle comprenait parfaitement ce que la jeune serveuse avait voulu dire lorsqu'elle avait déclaré qu'elle était presque triste de partir à la fin de son service.

L’expression mi-somnolente mi-nerveuse de la cliente au bar se figea littéralement lorsque Tania posa une question pour laquelle elle se maudit intérieurement. Son pouvoir avait eu l’effet de lui insuffler une curiosité débordante, presque malsaine. A force d’intercepter des conversations téléphoniques ou radio, elle avait très rapidement pris l’habitude d’épier, de s’introduire dans la vie privée des gens, et ce même à leur insu. C’était une sorte d’effet secondaire de son don, il en était indissociable.
Malgré tout, la brunette ne fut nullement offusquée, juste surprise. Elle répondit avec une honnêteté qui soulagea Tania. Son patron l’avait déjà gentiment grondée car elle s’était montrée trop intrusive auprès des clients. Elle ne tenait pas à ce que ça se reproduise, surtout pour ne pas décevoir Perry qui était un bon gars. Il faisait confiance en ses employées, et celles-ci se devaient d’honorer cette confiance. La jeune femme au bar n’était heureusement pas du genre à causer du souci, elle s’était même permis de lâcher une petite plaisanterie sur la télépathie, même si elle s’était excusée après. En fait, une telle ironie fit sourire Tania. Son don était assez similaire à la télépathie, sauf qu’au lieu d’intercepter des pensées, résultat d’impulsions nerveuses sous forme de minuscules décharges électriques, elle captait les ondes électromagnétiques. Elle en avait même émises, exploit pour laquelle elle ne cessait d’éprouver une certaine fierté cachée.

Les paroles de la petite brune étaient empreintes d’une sagesse et d’un discernement qui conduisirent Tania à penser qu’elle étudiait ou travaillait dans le domaine des sciences sociales, quelque chose du genre.

''Bien sûr que cela m'effraie. Seulement il semblerait que je fasse partie des rares personnes qui voient une différence entre les mutants qui nous voient comme des êtres inférieurs et les mutants qui n'ont rien demandé à personne. J'ai eu la chance d'observer les choses de loin pendant l'attentat de New York et le soulèvement des Sons, c'est sans doute ce qui m'aide à faire la part des choses.''

Les deux jeunes femmes, grâce à leurs pratiques professionnelles respectives, avaient visiblement le loisir de garder un regard distant et objectif sur la situation, d'observer les gens et leurs réactions face à ce qui se passait. Tania était on ne peut plus d’accord avec les arguments de la demoiselle. A vrai dire, elle était contente d’avoir trouvé quelqu’un avec qui elle pouvait en parler sans risquer de provoquer un scandale au beau milieu du Sunset.

- Ils voient la différence comme une menace. C’est particulièrement flagrant aux Etats-Unis, pays puissant qui n’aime pas se faire distancer ni perdre ce sentiment de sécurité. C’est vrai que la situation devient incontrôlable, mais ils mélangent tout. Les « mutants », comme tu dis, ne doivent pas tous être dangereux. Je suis sûr que dans d’autres pays, comme au Tibet, au Népal, ils doivent voir ça comme des dons divins ou ancestraux, quelque chose de naturel.

La jeune femme finit sa tasse d’une traite et en commanda une autre.

- Hé bien dis donc, t’es partie pour toute la nuit là ! Ca me rappelle le lycée, les longues soirées d’étude…

Tania alla chercher la carafe et versa le liquide sombre et bouillant dans la tasse d’Ivy.

- Celle-là, je te l’offre, rajouta-t-elle avec un clin d’œil.

Alors qu’elle rangeait tranquillement la carafe. Un bruit fracassant résonna dans l’établissement. Trois hommes cagoulés venaient d’y faire une violente irruption, brandissant des armes à feu et chargés de sacs.

- LES MAINS EN L’AIR, TOUT LE MONDE ! Et celui qui ose faire le malin ou jouer les héros, je lui plombe sa petite cervelle, c’est pigé ?

Avec un cri de surprise, Tania recula d’un pas, se heurtant Mandy. Elle sentait déjà son amie et collègue trembler, mais elle tenta de garder l’air calme et impassible. Une bonne New Yorkaise, préparée à ce genre d’incidents. La blonde, elle n’avait jamais vécu de vol à main armée. De l’autre côté du bar, elle pouvait à peine voir Ivy, tout le monde étant recroquevillé, les mains en l’air.
L’un des braqueurs se dirigea vers Mandy et lui attrapa le poignait. Le cœur de Tania, qui battait déjà à la chamade, fit un bon tellement énorme qu’elle crut un instant qu’il allait lui sortir par la bouche.

- Hey ma jolie, viens par ici. Dis-moi, il est où ton boss ? J’ai pas vraiment envie qu’il appelle les flics pendant qu’on vide la caisse et qu’on vous fait les poches, tu vois le genre.

Mandy acquiesça en gémissant, se pinçant les lèvres pour ne pas laisser transparaître sa peur au travers de sa voix. Mais elle dût s’y résoudre afin d’appeler son patron.

- Perry ! cria-t-elle d’une voix chevrotante.

Après quelques secondes plongées dans un silence sépulcral, Perr fit son apparition, un air grognon lui renfrognant le visage.

- Qu’est-ce qui se passe encore ici ? On n’a donc jamais la p… oh bon sang.

Ses derniers mots se noyèrent dans un océan de déplaisir. Il s’arrêta face aux trois individus cagoulés et à l’assemblée terrorisée. Tania savait qu’il cachait une arme à feu sous le bar, dans un double fond de tiroir, mais il ne s’y risquerait pas. C’était déjà une entreprise stupide il y a quelques années, mais avec l’émergence d’êtres à pouvoirs, c’était devenu inutile. L’espace d’un court instant, son regard croisa celui de Tania. La blonde aurait tellement voulu être d’une quelconque aide envers son boss qui avait tant fait pour elle. Ce brave homme ne méritait pas cela. Mais bon, ça fait partie des risques du métier. Le principal était que tout le monde s’en sorte indemne.

- Toi, le vieux ! beugla l’un des malfrats. Ouvre-moi ta caisse et verse tout ce qu’elle contient là-dedans.

Il lui lança un sac en tissu avec mépris, l’autre main pointant son arme en direction de la tête du pauvre homme. Perry s’abaissa pour le ramasser et se dirigea vers la caisse, faisant attention à ne pas faire de geste brusque.

- Bon, et vous, bande d’imbéciles, je veux voir tous les portefeuilles et les téléphones portables sur cette table dans 2 minutes. Faites-les passer, et si j’en vois encore qui trainent, va y avoir du sang ! Pigé ?

Quelques cris apeurés s’élevèrent dans le café, qui n’avait plus rien de festif ni de convivial. L’innocence d’un lieu de détente et de distraction, violée par une bande de charognards assoiffés de violence et d’argent. Décidément, Tania attirait la poisse. Une certaine angoisse, qu’elle n’avait pas éprouvée depuis son agression à la fête de Kurt, refit surface.
Cependant, et contre toute attente, cette angoisse lui donna une idée. Une goutte de sueur perlant sur son front, elle ferma les yeux et se concentra, essayant d’oublier les rugissements des braqueurs et les pleurs des clients. Dans son esprit, il n’y avait plus que le silence. Le vide, le néant, la seule possibilité pour laisser œuvrer son pouvoir sans que ce dernier ne fassent les frais d’interférences. Une fois au calme dans un recoin de sa tête, elle pouvait se permettre de chercher, faire le tri. Seule une seule fréquence, un seul type d’ondes l’intéressait pour le moment. Elle l’avait déjà trouvée une fois par hasard, dans un moment de panique. Elle devrait donc pouvoir la retrouver.

Des appels téléphoniques, non. Une radio étudiante locale, non plus. Des crachotements. Des ondes mouvantes, un large réseau protégé numériquement, mais ces protections étaient inefficaces contre le don de Tania. Oui, c’était eux. La fréquence de la police.

Il ne restait qu’une chose à faire : lancer un appel de détresse.

Spoiler:

- POLICE, PLUS UN GESTE !

Les forces de l'ordre firent une irruption fracassante dans l'établissement. Les véhicules avaient encerclé l'établissement, ne laissant aucune opportunité aux braqueurs de s'enfuir. Heureusement, ceux-ci n'étaient pas dotés de pouvoirs surnaturels et furent rapidement contrôlés par leurs adversaires, bien trop nombreux.

- Qui est l'enfoiré qui a appelé les flics ?

Malgré leurs rechignements, les voyous ne tardèrent pas à se rendre, déçus d'avoir loupé leur hold-up. Très vite, le Sunset Café reprit son activité naturelle, les discussions soulagés convergeant vers un même sujet, celui du braquage et de la frayeur qu'il avait apporté. Peu à peu, l'établissement se vida, les clients peu rassurés rentrant chez eux afin de se remettre de leurs émotions. Tout à coup, quelqu'un tapota dans le dos de Tania, qui sursauta. Visiblement, elle était encore sous le choc. Cette mésaventure lui rappela son agression chez Kurt et son kidnapping au centre commercial. La blessure était encore fraîche, et le moindre froissement suffisait à la rouvrir. Elle était désormais à vif, et la pauvre jeune femme était sur le point de craquer.

Heureusement, la figure sur laquelle elle tomba en se retournant la rassura énormément. Elle le gratifia d'un sourire soulagé. Si c'était permis, elle se serait même jeté dans ses bras, mais cela semblerait forte indécent et mettrait l'homme dans l'embarras.

- Agent Parkman !

Sa bouille attendrissante et sa bonhomie naturelle faisaient de ce policier quelqu'un qui avait toute la confiance de Tania.

- Tania... Dès que j'ai reçu l'appel sur nos lignes, j'ai compris que c'était toi, alors je suis venu. On peut dire que tu n'as pas vraiment de chance, ces derniers temps.

- J'ai au moins la chance de m'en sortir en un seul morceau à chaque fois. Merci à vous d'être venu aussi vite.

Il posa une main amicale sur son épaule, avec l'attitude rassurante d'un père qui protège son enfant... même s'il était un peu jeune pour être son paternel.

- Je t'ai dit que tu pouvais compter sur moi en cas de besoin. Je tiens toujours parole. Tout va bien maintenant, il n'y a plus de danger. Nous allons demander à ton patron de fermer pour ce soir, nous avons quelques questions à lui poser. Quant à toi, tu devrais rentrer chez toi et te remettre de tes émotions, OK ?

- Oui, Monsieur Parkman. Bonne soirée à vous, et encore merci.

Ne pouvant résister à un tel geste d'affection, Tania déposa un baiser sur la joue de l'agent, avant de se rendre au vestiaire pour se changer, discuter un peu avec Mandy pour partager cette expérience marquante, saluer Ivy, et enfin quitter les lieux pour rentrer chez elle. Cela dit, sur le chemin du retour, elle eut une drôle d'impression. Comme si elle n'était pas seule. Inquiète, elle se retourna pour voir si elle n'était pas suivie. Mais il n'y avait personne, hormis un couple de jeunes amoureux se bécotant sur un banc. C'était trop d'émotions d'un coup, elle perdait probablement les pédales.

Elle s'empressa de rentrer chez elle, et étrangement, s'endormit très rapidement. Cependant, le lendemain, elle était exténuée. Avec des pieds de plomb, elle alla prendre une douche, sortit faire quelques courses avant de se préparer pour retourner au boulot. La routine reprend bien vite le dessus, quoiqu'il se soit passé la veille. Rien n'arrêtait le train-train quotidien de la vie, qui tel un torrent, ne cesse de suivre son cours, sans se soucier des obstacles qu'il traverse.

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